L’udérochromatisme se définit comme un art transfragmentaire, c’est à dire comme un art des émotions ventrales, dont la définition a été éclairée par des morceaux issus de différentes disciplines. À la croisée de la perception interne, de la musique et de la couleur, cette pratique cherche à traduire les ressentis ventraux en formes sonores et visuelles, dans un langage non verbal mais profondément incarné.
La musique de l’intériorité
La musique de l’udérochromatisme est portée par l’intensité émotionnelle des viscères en temps réel, traduite par des pulsations chromatiques. Elle se distingue radicalement de certaines esthétiques contemporaines, comme celle de Ryoji Ikeda, qui transforme les flux de données numériques en compositions sonores et visuelles. Dans son travail, les réseaux sont sonifiés, les algorithmes capturés, puis déployés en structures d’une précision millimétrée. Mais cette rigueur produit des œuvres froides, désincarnées, reflet d’une technosphère vidée de toute pulsation vitale. Là, où Ikeda expose une machinerie sans chair, ma musique cherche au contraire à renouer avec la matière vibrante du vivant. Ma musique se situe aussi bien loin de l’épiphénomène de la confusion extérieure des sens comme on le retrouve chez certains synesthètes, Scriabine ou Messiaen, car elle fait appel à des associations d’idées éphémères en adéquation avec un paysage sonore interne qui se module avec l’intensité des émotions. Elle pourrait s’inspirer également de 4’ 33 de John Cage, à la différence que l’application ne propose aucun son ou bruit aux utilisateurs. Ce qui n’exclut pas une co-fabrication sensorielle ou sensori-motrice de la part des utilisateurs, par exemple battre le rythme en jouant.
Le ventre, siège des émotions
L’udérochromatisme est un art de l’intéroception émotionnelle qui rend visible ce qui se vit à l’intérieur du ventre, zone du corps souvent négligée mais profondément habitée. Serge Ciccoti, docteur en psychologie, rappelle dans un article de Futura Sciences que le fœtus ressent les vibrations, les stress et les joies de sa mère et que c’est dans le tissu même du développement qu’une mémoire émotionnelle primitive commence à s’écrire. Raison pour laquelle, j’ai choisi le ventre comme lieu des émotions. En proposant de situer ces dernières dans les profondeurs des entrailles, j’invite à un retour aux origines de la conception du vivant, dans cette matrice où naissent finalement nos éruptions émotionnelles.
Les émotions, un alter ego incarné
Le paragraphe consacré au ventre montre que les émotions naissent dès l’état fœtal, et qu’une mémoire émotionnelle primitive commence déjà à s’y inscrire. Il s’agit d’une émotion ventrale, à l’état préverbal, qui traverse le corps comme un courant invisible. Cette idée d’un langage émotionnel viscéral trouve un peu d’échos dans les champs artistiques, philosophiques et cognitifs, où l’émotion est souvent décrite comme un phénomène circulant, vibrant et multidimensionnel. Mais, elle n’a jamais été envisagée comme une créature à part entière, habitant le ventre, comme peut l’être, d’une certaine manière, le fœtus.
En effet, du côté de l’art contemporain, l’émotion est souvent réduite à un effet sensoriel, produit par des immersions lumineuses changeantes (James Turrell ou Olafur Eliasson avec les œuvres Raemar Blue, Stardust Particle). Du côté de la musique, les chants de Kaija Saariaho donnent forme à des textures vocales proches du vivant, où l’émotion respire, circule, murmure sans pour autant prétendre à être une entité musicienne ou une réunion personnifiée d’affects. Au niveau philosophique, l’émotion relève plus d’un événement de surface, une variation de puissance, un mouvement de forces que d’un sentiment intérieur (Deleuze). Elle prend aussi la forme d’une machine désirante, surgissant dans un flux d’intensités, au croisement d’agencements, de relations, de zones de tension (Guattari). Elle est également assimilée comme une trace du passé, unsurgissement chargé de mémoire, à la fois vibrant, résiduel et discordant en mettant en scène des images et des spectateurs (Didi-Huberman).
Leur nature éphémère se retrouve également dans les expressions populaires en laissant derrière elles des traces somatiques fixées : avoir l’estomac noué, la peur au ventre, se faire de la bile. Autant de formulations qui témoignent d’un savoir ancestral du corps, brut, vécu, échappant aux classifications des sciences cognitives, malgré leurs tentatives récentes d’en cerner la complexité. Ainsi cataloguée, l’émotion se faufile entre les définitions dépassant toutefois les états internes et les explications purement physiques ou biologiques (Markus Gabriel). C’est sans doute ce qui la rend si étrangement vivante, telle une créature tapie dans l’ombre du ventre, qui s’agglutine, se disloque et disparaît, un peu comme une pâte à modeler entre les mains d’un enfant.
Face à cette nature insaisissable, j’ai décidé de lui offrir un corps. Un corps imaginaire et sensible, en la figurant comme une créature vivante, autonome et mutante, qui s’exprime de l’intérieur, par vibrations plus ou moins intenses. Lorsque ces vibrations traversent la paroi de l’abdomen, elles se transforment par des processus de sculpturation en pulsationschromatiques. Ces pulsations prennent alors la forme de figures géométriques élémentaires ou organiques, selon le site ventral où se cache la créature : tout le ventre ou l’un de ses organes.
La couleur sonifiée, une traduction des émotions ventrales
La couleur ne saurait être réduite à une simple transposition musicale fondée sur des fréquences car les deux phénomènes ne partagent pas la même nature ondulatoire et appartiennent à des régimes perceptifs et cognitifs fondamentalement distincts. Tenter de les aligner sur la base d’une analogie physique conduit souvent à appauvrir l’un au profit de l’autre. En revanche, lorsque la couleur est sonifiée ou musicalisée, éloignée donc d’une mécanique reposant sur un rapport hertzien, elle devient un événement perceptif mouvant dans un espace sensible et s’habille d’une structure sonore, capable de générer du rythme, de la tension, de la pulsation et de la forme même dans le silence. Ce n’est donc pas la couleur qui devient musique, mais la musique qui, en s’ouvrant à la dimension visuelle et viscérale que représente la couleur, s’enrichit de nouvelles amplitudes expressives.
Les peintres quels qu’ils soient ont inscrit les couleurs dans des cadres figés et dans des répartitions plastiques soumises à des compositions visuelles. Même dans les œuvres les plus abstraites, la couleur reste suspendue à la toile, au dispositif optique, au champ rétinien La couleur a été chargée aussi de valeur spirituelle ou symbolique comme par exemple chez Kandinsky (Le spirituel dans l’art).
Les catégorisations classiques des émotions et leur correspondance chromatique récurrente sont ici entièrement critiquées. Attribuer au rouge la colère ou au bleu la mélancolie, c’est reconduire un schéma réducteur, hérité de traditions picturales et psychologiques qui ont neutralisé la force des couleurs. C’est aussi reconduire une cartographie des affects déconnectée de l’expérience réelle. Ce qui rend certaines couleurs saillantes dans une composition udérale, ce n’est ni leur équilibre, ni leur contraste, mais leur force de surgissement. Dans l’udérochromatisme, une couleur n’est pas un choix rationnel, mais une traduction viscérale. Elle ne se sélectionne pas : elle appelle. La couleur n’a alors plus rien d’un outil plastique. Elle devient événement vibratoire, fréquence sensible, ligne de fuite d’un corps qui s’exprime sans mots.
Ici, il ne s’agit pas d’harmonie, ou d’équilibre formel, mais d’asymétrie du vécu, de dissonance d’un organe qui appelle la saturation d’une émotion trop longtemps contenue. Ce qui pulse dans une composition udérale ne répond pas à une logique visuelle, mais à une nécessité corporelle où la couleur couplée à de la musique devient respiration, signal d’un affect qui se met à vibrer dans le ventre. La couleur, dans cette perspective, est une modulation vivante, une fréquence émotionnelle qui ne se stabilise jamais en objet.
Conclusion
L’uderochromatisme invite ainsi à une bascule du regard vers l’intérieur, à une écoute lente et sensible du corps comme résonateur de nos mondes invisibles. En réunissant musique de l’intériorité, ressenti ventral, émotion incarnée et couleur sonifiée, il ne s’agit plus simplement de créer, mais de traduire un langage primordial, celui du ventre, en un espace sensible partagé. Ces quatre piliers ouvrent la voie à un nouvel forme art vivant, où l’émotion devient matière, où la couleur respire, et où chaque composition est l’empreinte d’un moment viscéral. Loin des conventions auditives et visuelles, l’uderochromatisme trace une poétique nouvelle de la sensation, où le silence parle, où la couleur « chante », et où le corps devient instrument de musique.